samedi 15 novembre 2008

Quand la consommation devient une affaire de pauvres

L’éventualité d’une crise économique profonde et durable a tendance à faire ressurgir d’anciennes valeurs qu’on avait peut-être condamnées un peu vite. Les notions de frugalité, d’épargne ou de simplicité redeviennent en effet à la mode. Cela peut paraître surprenant dans un monde où l’hyperconsommation a longtemps constitué une finalité absolue, alimentée par le cercle vertueux d’une croissance infinie.

Bien sûr, ces anciennes valeurs remises au goût du jour ne ressurgissent pas de manière homogène à travers toutes les couches de la société. Elles apparaissent vertueuses principalement aux personnes dotées d’un revenu plutôt confortable. En effet, pour ces dernières, la crise est sans doute l’occasion d’une réaction salvatrice pouvant réhabiliter leur condition sociale et renforcer leur situation privilégiée.

D’un point de vie moral, le riche n’a finalement jamais vraiment accepté les excès de la consommation de masse. L’abondance de matérialité, ayant atteint des niveaux extrêmes, devient dès lors synonyme de vulgarité, voire même de déchéance.

La crise arrive ainsi à point : elle sert alors de prétexte pour se démarquer, pour enfin répondre à l’extravagante place qu’occupe les biens matériels dans la société. C’est là l’occasion pour les riches de refuser les caprices (composés de grandes marques) de leurs enfants, et de leur expliquer la nature et la valeur de l’argent. Ils en avaient envie depuis longtemps, mais la crise constitue réellement le déclencheur. A l’instar d’une cure de désintoxication que l’on repousse, même s’il on est conscient d’avoir un problème, le rejet du matérialisme vulgaire a été ajourné. Néanmoins, il parvient aujourd’hui à s’imposer, à devenir à la mode, et c’est un réel soulagement pour ceux qui sont vraiment riches.

Quel plaisir de goûter à son nouveau mode de vie, d’être conscient qu’on pourrait se jeter sur n’importe quel magasin en se laissant facilement enivrer par de nouvelles marchandises si attirantes. Mais la tentation n’est plus victorieuse. Au contraire, l’idée même qu’on pourrait succomber, mais qu’on arrive à résister, apporte une jouissance plus grande et plus profonde que celle procurée par la dépense en soi, devenue complètement fugace et superficielle. On redécouvre la satisfaction d’épargner, de compter et finalement de se rendre compte de sa richesse, non pas à travers la dépense mais au contraire grâce à une thésaurisation finalement beaucoup plus enrichissante et moralement plus acceptable.

Repousser ou renoncer à ses dépenses, savourer le désintérêt qu’inspirent les vendeurs ou les commerçants, ces parasites qui ne vivent que du bon vouloir de l’argent des autres : voilà un comportement digne et acceptable. Devant l’incertitude liée à l’avenir, il est alors temps de revenir aux fondamentaux : restons riches, préservons-nous des difficultés à venir, singularisons-nous par rapport à la masse dépensière !

Et oui, consommer est quasiment devenu une affaire de pauvres. Le développement de la consommation de masse (qui a atteint un niveau paroxysmique dans un contexte de croissance économique continue) a contaminé toute la société. Mais maintenant que la récession pointe le bout de son nez, les premiers à pouvoir s’en extraire sont bien sûr les privilégiés qui sentent le vent tourner, et qui ont surtout les moyens de modifier leur comportement et de contrôler leur fièvre acheteuse.

En effet, le fait de dépenser est surtout devenu une composante essentielle de la culture populaire, un moyen de construire une identité artificielle bâtie sur les matérialités et les artifices afin de se déconnecter de son identité sociale réelle. Seulement, on ne peut fuir éternellement la réalité, et ce comportement de camouflage est devenu au contraire symptomatique d’une certaine classe sociale défavorisée.

De par leurs revenus moindres, les pauvres sont forcément plus sensibles à la consommation. Tout leur argent y passe, il est donc normal que celle-ci occupe une place centrale dans leur mode de vie. Mais au-delà de ce constat, on peut observer que toute une culture liée à la consommation s’est développée chez les classes populaires, au point de devenir un modèle, un véritable style de vie. Que ce soit dans ses abus de crédits à la consommation (pour maximiser la jouissance de consommation présente au détriment de l’avenir), dans sa sensibilité liée à la télévision et à sa propagande publicitaire, ou dans la place qu’il occupe dans les stratégies de marketing, y compris pour des produits inabordables (pour lesquels il est tentant de dépasser les limites du raisonnable), le ménage modeste est au centre d’une culture d’hyperconsommation inhérente au fonctionnement de notre économie mondialisée. La fréquentation même de galeries commerciales surpeuplées ou de boulevards commerçants est désormais devenue l’apanage des classes populaires en quête de consommation identitaire difficilement contrôlable.

Les riches, eux, redécouvrent des activités oubliées : ils se baladent, pratiquent des activités en famille, savourent des moments de quiétude qui ne coûtent rien. Il y a quelque chose de proustien dans ce retour du temps perdu, loin de l’agitation vulgaire des temples de la consommation que constituent les supermarchés. Une certaine morale puritaine et bourgeoise tend à se recréer une légitimité et redevient attrayante car elle répond à un nouveau besoin : celui d’avoir des repères et de revenir à une certaine simplicité passéiste qui a l’avantage d’être rassurante dans ces temps de doutes et d’hystérie collective.

E.B. // Moneyzine